Marine Le Pen et l’inflation officielle

« Vous savez pertinemment que depuis que l’euro est arrivé, les prix ont considérablement augmenté […] et le pouvoir d’achat a baissé. »

Marine Le Pen, émission télévisuelle Des Paroles et des actes, 10 avril 2014

La présidente du Front national étaye de manière récurrente que l’introduction de la monnaie unique au sein de la zone euro aurait à la fois accélérée l’inflation et érodée le pouvoir d’achat des Français. L’observation des faits nous indique pourtant que ces deux affirmations sont fausses. Il y a bien eu de l’inflation depuis l’avènement de l’euro. Mais pas plus qu’auparavant. Quant au pouvoir d’achat des Français, il a augmenté.

Pour étudier cette évolution, il nous suffit de comparer la situation actuelle à celle qui prévalait une décennie antérieure à l’avènement de la monnaie unique. Pour rappel, l’euro est entré en usage dès 1999 pour les transactions financières européennes, et a été mis en circulation le 1er janvier 2002 sous sa forme fiduciaire. Le graphique suivant dépeint donc cette évolution depuis 1990. Il illustre parfaitement combien les deux thèses du Front national sont erronées.

Notre courbe bleue représente l’inflation. Celle-ci est, en France comme ailleurs, mesurée par l’indice des prix à la consommation (IPC)[1]. Nous voyons que, contrairement à la thèse soutenue par le Front national, cette courbe ne dénote pas d’inflexion particulière à la suite de l’adoption de la monnaie unique.

Partant d’une base 100 en 1990, l’inflation atteint un niveau de 120 au cours de l’avènement de l’euro, et de 150 aujourd’hui. Les prix ont donc augmenté en moyenne de 50 % depuis 1990, et de 25 % depuis l’euro. Plus précisément, ils se sont appréciés de 17,5 % durant la décennie antérieure à l’euro, puis de 18 % au fil de la décennie postérieure. Ces évolutions renvoient à un taux d’inflation annuel moyen proche de 1,65 % pour chacune des deux décennies : celle qui a précédé, comme celle qui a succédé l’adoption de l’euro. On ne peut donc pas dire que l’adoption de la monnaie unique a véritablement accéléré l’inflation. Si l’on poussait la comparaison dans le temps, on s’apercevrait que la monnaie européenne a plutôt eu pour conséquence d’enrayer la hausse des prix. Nos taux d’inflation actuels sont sans commune mesure avec ceux du début des années 1980 qui s’élevaient à plus de 13 %.

Il n’empêche que nombre de nos compatriotes ont le sentiment d’une plus forte inflation depuis l’euro. Avant de fournir une explication de ce phénomène, voyons ce qu’il en est de la modification du pouvoir d’achat. Là aussi, notre graphique contredit la thèse du Front national.

La courbe rouge représente l’évolution des revenus (sa construction est précisée ci-dessous). L’évolution du pouvoir d’achat des Français est illustrée par la comparaison des courbes rouge et bleue : une perte de pouvoir d’achat correspond à une situation où les revenus (courbe rouge) augmentent moins vite que les prix (courbe bleue). Dans le cas contraire où les revenus s’apprécient à un taux supérieur à celui de l’inflation, les consommateurs gagnent en pouvoir d’achat.

Nous voyons que de 1990 à 1997, les deux tracés se chevauchent. À cette époque, les Français bénéficient d’un accroissement de revenu. Mais celui-ci est entièrement contrecarré par l’inflation qui enchérit le panier de consommation dans les mêmes proportions.

À partir de 1997 s’opère un décrochage. Les revenus augmentent plus rapidement que l’inflation. L’écart entre les deux courbes illustre un gain de pouvoir d’achat. Cet écart se creuse durant les dix années suivantes.

En 2008, pour la première fois depuis 1990, nous observons une diminution du revenu des ménages. C’est l’année de la crise des subprimes. Notre graphique en illustre les répercussions par un resserrement des deux tracés jusqu’en 2014. La récession économique mondiale a érodé le pouvoir d’achat des Français pendant six ans. C’est entièrement le fait de la crise financière. Nullement celui de l’avènement de l’euro.

Actuellement, le pouvoir d’achat augmente à nouveau du fait d’un revenu disponible des ménages qui repart à la hausse et d’une baisse de l’inflation. Cette dernière résulte notamment d’une chute du cours du pétrole.

Que représente exactement le « revenu » dépeint par la courbe rouge ?

Notre courbe rouge exprime ce que les économistes appellent le revenu brut disponible des ménages par unité de consommation. Expliquons ce qui se cache derrière cette dénomination.

Pour rendre compte du revenu réellement disponible des ménages lorsqu’ils font leurs courses, il convient d’additionner l’ensemble de leurs sources de revenus (salaire, revenu du patrimoine, prestations sociales…) auxquelles on retranche une part des prélèvements obligatoires (impôts directs, cotisations sociales…). C’est ce que les économistes appellent le revenu disponible brut des ménages. Pris pour l’ensemble du pays, celui-ci a doublé depuis 1990. Mais il serait faux d’en déduire que le revenu d’un ménage aurait doublé en moyenne sur la période considérée. Car la France contemporaine comporte des millions de ménages supplémentaires. Cette évolution tient de la croissance démographique, mais pas uniquement. Du fait des séparations et des divorces, on recense un tiers de ménage de plus par rapport à 1990. Tandis que la population française n’a depuis augmenté que d’un septième. Notre mesure de revenu disponible par ménage doit donc tenir compte de la multiplication des foyers. Mais ce n’est pas suffisant. Elle doit également traiter la modification de leurs structures.

Lorsqu’un couple avec enfant se sépare, le ménage se scinde en deux foyers qui, au total, consomment davantage. Le couple ne s’acquittait que d’un loyer et ne possédait qu’une seule machine à laver. À présent, il en faut deux. Toutefois, la consommation totale des deux foyers ne double pas celle de l’ancien domicile conjugal. Il y a deux machines à laver, certes. Mais les enfants ne se sont pas dédoublés. Notre mesure du niveau de vie doit donc tenir compte de l’évolution de la taille des ménages. Elle doit également prendre en considération sa structure par âge. Entretenir un enfant de moins de 14 ans coûte moins cher que subvenir aux besoins d’un adolescent ou d’un adulte. Pour rendre compte du revenu du ménage suivant sa composition (taille et structure par âge), l’OCDE définit une échelle d’équivalence qui attribue à un ménage un nombre d’unités de consommation (UC). Ces considérations produisent le « revenu brut disponible des ménages par unité de consommation » que dépeint notre courbe rouge.

Pourquoi nos compatriotes ont-ils le sentiment d’une forte inflation et d’une baisse de pouvoir d’achat depuis l’euro ?

Comme souvent, à l’instar d’autres partis extrêmes, le Front national expose des arguments populistes qui privilégient les perceptions individuelles à la réalité statistique. L’impression partagée par nombre de nos compatriotes trouve son origine dans le renchérissement de divers composants de notre panier quotidien de consommation. C’est le cas de la baguette de pain, du lait et du tabac, dont le prix a doublé. C’est également le cas d’autres biens et services, dont le prix ne s’est pas enchéri dans de telles proportions, mais a tout de même sévèrement augmenté, comme la viande, les transports en commun, les places de cinéma, les timbres-poste, etc.

Le sentiment du consommateur est entaché de biais cognitifs. Tous les jours, la visite à la boulangerie sonne comme une piqure de rappel aux nostalgiques du franc. Le prix du pain est beaucoup plus onéreux qu’autrefois. Cette évolution découle de l’envolée du cours du blé au sein d’un contexte mondial. Ce cours a plus que doublé depuis le début des années 2000. Un Américain ou un Japonais paie également son blé plus cher. Notre monnaie unique n’y ait pour rien.

Le consommateur pêche d’autant plus dans son analyse à la hâte, qu’il manque de mettre en perspective le renchérissement de certains articles avec la diminution d’autres. En 2000, un Français devait en moyenne travailler une année complète pour s’offrir une Renault Clio 2 neuve à cinq portes[2]. Aujourd’hui, moins de dix mois y suffisent. Les deux mois de revenu économisés compensent amplement la hausse de budget alloué à l’achat du pain sur plusieurs décennies.

Nous pourrions multiplier les exemples. À l’époque de l’adoption de l’euro, il fallait en moyenne travailler une semaine pour faire l’acquisition d’un billet d’avion Paris-Barcelone. À présent, il faut moins de deux jours. De même, près d’une journée de travail était nécessaire pour s’offrir un forfait mobile, contre à peine plus de deux heures actuellement.

Ce dernier exemple renvoie à un autre phénomène. Notre société moderne fait la part belle aux heures de loisir. De nos jours, il est attendu d’un chef de famille qu’il offre de multiples activités, et équipe ses membres de smartphone, d’ordinateur, ou de console de jeux tout en s’acquittant des factures de télécommunications qui en découlent. Au début des années 1980, les résidences ne comportaient encore qu’un seul téléphone et un unique écran (celui du téléviseur trônant au milieu du salon). Une fois que l’industrie du marketing et de la publicité a achevé de nous convaincre qu’un foyer digne de ce nom devait doter ces membres du dernier matériel de pointe, il ne reste effectivement plus grand-chose dans le porte-monnaie de nombre de nos compatriotes.

Au-delà des chiffres, il suffit d’investir n’importe quel domicile pour réaliser à quel point l’équipement des foyers a proliféré avec le temps. Que ce soit en matière d’habits, d’électroménager, de produits high-tech ou même de nourriture (dont les Français jettent davantage d’aliments non consommés chaque année ; actuellement entre 500 et 1000 euros par foyer). Le pouvoir d’achat actuel n’a rien à envier à celui d’autrefois.

En conclusion, la position du Front national quant à l’impact de l’adoption de la monnaie unique sur l’inflation et le pouvoir d’achat est sans fondement. Pour achever notre analyse, il convient d’ajouter deux remarques de fonds.

La première est que le Front national récuse les chiffres officiels de l’inflation produits par l’Insee pour l’Hexagone et par Eurostat pour l’Europe. Les points de suspension de la phrase citée en exergue correspondent à une complainte de la présidente du parti qui affirme que l’Insee nous ment. Certains électeurs sont alors confortés dans leur théorie du complot. Mais le parti va plus loin dans l’exercice intellectuel. Il conteste la manière dont l’inflation est calculée. Cette négation s’appuie sur trois observations[3]. Chacune d’elle souffre d’un déficit de fondement économique.

La première contestation, qui est sans doute la plus importante, est que l’indice des prix à la consommation base la dimension d’hébergement des ménages sur l’évolution du prix des loyers, et non du prix de l’immobilier. Il est vrai que le prix de l’immobilier s’est affreusement renchéri au cours des deux dernières décennies (ce point est abordé ici). Cependant, l’achat d’une résidence principale comporte une part de consommation, mais aussi une part d’investissement. Si l’on veut ne retenir que la part de consommation, il convient de considérer que le propriétaire se verse un loyer à lui-même. Or ce loyer intrinsèque a évolué identiquement aux autres loyers (un propriétaire désireux de mettre son bien en location devrait conformer son loyer à ceux du marché). La mesure de l’Insee est donc correcte à cet égard.

La seconde contestation renvoie à un effet d’arbitrage. Lorsque le prix de certains aliments augmente, comme le poisson, les Français en consomment moins et se rabattent sur des biens de substitution. Comme expliqué dans la collection : La finance au cœur de nos vies, ce mécanisme du système de prix est fort utile, car il participe à l’alignement des comportements individuels sur l’intérêt général. Le renchérissement du poisson découle d’une pénurie à l’échelle mondiale et nous incite à arrêter de vider les océans. L’Insee diminue donc sa part dans l’indice de consommation. Le parti politique suggère que cela ne devrait pas être le cas. Mais il ne propose aucun mode de calcul alternatif. Pour cause, ses économistes saisissent sans doute qu’il serait inadapté de figer notre panier de consommation à sa composition des années 1970. Auquel cas, les ordinateurs et autres équipements modernes en seraient exclus.

La dernière critique s’adresse au traitement du progrès technique. Les produits high-tech étant de plus en plus performants, l’Insee considère que nous gagnons en pouvoir d’achat. Dit autrement, elle choisit de ne pas ignorer la chute du prix d’un appareil électronique au cours du temps. En s’opposant à cela, le Front national épouse une vision partagée par de nombreux consommateurs qui manquent de recul historique. Ils prennent comme acquis le fait que, d’une année sur l’autre, le progrès technique améliore notre confort. Il faut bien garder à l’esprit que d’autres organisations sociétales se révèlent parfaitement incapables de nourrir ce progrès (nous n’en importons aucun fruit, ni de la Corée du Nord ni de la Somalie). Et surtout, que nous vivons à ce sujet un épisode tout à fait particulier de l’Histoire. Au Moyen-Âge, durant des siècles le progrès technique était absent et le pouvoir d’achat stagnait. Il est donc normal de considérer que le progrès technique est une composante majeure d’une amélioration du pouvoir d’achat.

La seconde remarque de fond est que la colère du Front national sur la prétendue envolée des prix au sein de la zone euro s’inscrit en totale contradiction avec une autre ligne de son programme économique qui consiste à vouloir dévaluer l’euro de 20 %. Le désir de renforcer la compétitivité des multinationales françaises qui exportent au-delà de la zone euro est compréhensible. Mais de toute évidence, cette dévaluation se traduirait en « inflation importée »[4] où le consommateur français paierait plus cher les biens produits en dehors de la zone euro : carburant, produit high-tech, électroménager, vêtements, matières premières, etc.


[1] Cet indice, publié chaque mois au Journal officiel, synthétise l’évolution du niveau moyen des prix des biens et services consommés par les ménages. Il pondère les achats par leur part dans la consommation moyenne pour tenir compte du fait que, bien que le prix des ordinateurs baisse, nous n’en achetons pas tous les jours contrairement à la baguette de pain.
[2] Voir l’article de presse : « Consommation : les Français dépensent autrement depuis la crise », de Guillaume de Galignon, paru dans les Échos, le 24 juin 2016.
[3] Voir l’article relégué sur le site du parti : « Arrêtons de croire béatement aux chiffres de l’Insee ! », de l’ancien membre du Front national Philippe Herlin, publié le 14 mars 2012 sur le site d’information Atlantico.
[4] Pour une explication des tenants et aboutissants de l’inflation, voir le chapitre 9 de mon livre Le véritable rôle de la finance.